
Taoïsme fengliu - Taoïsme libertaire - Marcher avec le vent
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« Il est une voie sans maître ni dogme, sans chaînes ni soumission. Une spiritualité sauvage, suivant des chemins qu’aucune religion ne balise. Où l’on avance à l’écoute du vent, entre beauté, silence et oubli. »
Introduction au Taoïsme Fengliu:
Le fengliu (風流), littéralement « aller avec le vent », évoque une manière d’être au monde à la fois élégante, libre et non soumise.
C’est un taoïsme qui ne se dit pas en formules, mais en gestes.
Un taoïsme libertaire, qui ne se récite pas dans les temples, mais se vit entre une coupe de vin, un poème écrit à l’aube, une disparition dans la montagne.
Ni doctrine, ni secte, ni pratique figée : le fengliu est une esthétique de la liberté — une spiritualité sans injonction, où la beauté des choses simples devient le seul rituel.
Depuis plus de dix ans, je vis entre les routes, les salons de minéraux, les sommets reculés du Yunnan et les ruelles d’Asie aux parfums d’encens et de pluie.
J’arpente ces territoires avec, dans le sac, des objets rares, un carnet de croquis, des créations de malas plein la tête, des pierres gravées de lumière, et toujours cette quête d’un équilibre invisible – entre présence, beauté et retrait.
Jamais vraiment installé, jamais vraiment ailleurs, je vis selon les souffles, dans les interstices du monde et de l’esprit.
C’est ainsi, sans l’avoir nommé, que j’ai reconnu — le jour où je l’ai lu — ce mot venu de Chine ancienne : fengliu.
Ce blog est une invitation à redécouvrir cette sagesse oubliée – une sagesse qui se moque d’être sage.
À travers les figures de poètes errants, de moines ivres, d’esthètes solitaires et de maîtres paradoxaux, je te propose de marcher avec moi dans les pas du vent, à la croisée du Tao, du bouddhisme de la poésie et du dépouillement.

Il disait que mourir ici, c’était renaître dans le vent et la brume.
人生如夢,一尊還酹江月。」
"La vie est un songe, je verse une dernière coupe à la lune sur le fleuve."
Su Dong Po
— Photographie personnelle.
I – Origines d’un esprit libre : les racines du Fengliu
A. La Chine ancienne : entre retrait et naturel.
Le fengliu puise ses racines dans un sol ancien, arrosé de pluie de montagne et de silence d’ermites. Bien avant d’être un mot, il fut un souffle – celui du Tao se frayant un chemin à travers les feuillages du ziran (自然), ce « naturel » qui ne s’apprend pas, mais se révèle quand on cesse de vouloir.
Dans la Chine archaïque, les premiers sages ne sont pas des fondateurs de religions, mais des hommes qui se retirent. Ils fuient les cours, les charges, les ambitions, pour vivre dans la spontanéité du souffle et du geste. Le zhenren (真人), l’homme véritable, ne cherche pas à corriger le monde — il s’accorde à lui, comme l’eau épouse la forme de la roche sans jamais s’y briser.
Au cœur de cette voie se trouve le ziran — ce qui est ainsi de soi-même.
Ni impulsivité, ni laisser-aller, le ziran est une spontanéité dépouillée de volonté. Ce n’est pas "faire ce que l’on veut", mais laisser être ce qui veut naître.
Dans le Daodejing, il est dit que le Tao lui-même "suit le ziran" : c’est donc l’ultime autorité — une autorité sans autorité.
Être ziran, c’est ne pas s’opposer au flux. C’est vivre sans masque, sans prétention, sans rigidité.
Le vent ne se justifie pas d’être vent. L’eau ne fait pas effort pour couler.
De même, l’homme en accord avec le Tao ne projette rien — il laisse le réel s’imprimer en lui comme un reflet sur la surface calme d’un lac.
De cette harmonie naturelle découle un autre principe fondamental du taoïsme : le wuwei (無為), souvent traduit par « non-agir », mais qu’il vaudrait mieux comprendre comme « agir sans forcer ».
Le wuwei n’est pas une passivité, encore moins une inertie. C’est l’art de laisser les choses se faire selon leur nature, sans interférer, sans imposer.
L’homme de fengliu ne refuse pas l’action : il agit comme le vent déplace une feuille, comme l’eau creuse la pierre — sans bruit, sans volonté de contrôler.
Il ne décide pas du chemin : il suit le courant invisible du moment, s’ajuste au réel au lieu de le plier à son désir.
Là où le confucianisme exige un effort constant pour se conformer à la norme, le fengliu, fidèle au wuwei, danse avec l’instant.
C’est pourquoi ses gestes sont souvent jugés absurdes ou insoumis : il boit quand on attend qu’il médite, il s’éloigne quand on veut qu’il enseigne, il rit quand tout le monde pleure.
Mais en cela, il est libre — et sa liberté n’a pas de nom. Elle a juste la forme du vent.
Le fengliu est l’héritier de cette tradition de retrait lumineux. C’est Tao Yuanming, le lettré qui abandonne la fonction publique pour cultiver les chrysanthèmes et écrire des poèmes à la lisière du visible.
C’est Zhuangzi, rieur et insondable, qui rêve qu’il est un papillon et se demande ensuite s’il n’est pas le rêve d’un papillon rêvant être homme.
C’est Liezi, qui se laisse porter par le vent, littéralement, et pour qui la légèreté n’est pas faiblesse mais sagesse sans poids.
Tous incarnent ce refus actif de la lourdeur sociale, ce choix de vivre en accord avec le monde sans jamais s’y emprisonner. Le fengliu, bien plus tard nommé ainsi, est déjà là, entre leurs mots et leurs silences.

乘物以遊心。
« Porter son esprit sur les choses et vagabonder librement. »
(Zhuangzi, chapitre 1)
B. Contre-modèle du confucianisme
Le taoïsme fengliu naît en creux, comme réaction subtile mais résolue à l’ordre moral dominant de la Chine ancienne : le confucianisme, avec son cortège de devoirs, de hiérarchies et de normes. Là où Confucius prône la rectitude, le rang, la piété filiale et la soumission aux rites, le fengliu oppose un geste de retrait gracieux, presque ironique : il ne conteste pas par la force, mais par la beauté, par le désengagement, par l’élégance de ne pas jouer le jeu.
Le confucianisme est une architecture verticale : chacun y a sa place, son rôle, sa fonction morale. Il demande à l’homme de se modeler selon des formes sociales figées, de sacrifier le présent au bon ordre du tout. Le fengliu, au contraire, choisit l’errance plutôt que le statut, la légèreté plutôt que le devoir, l’ivresse poétique plutôt que la gravité rituelle.
C’est une contre-morale fluide, qui privilégie le geste libre à la vertu codifiée. Là où Confucius demande au disciple de devenir "un homme de bien", le lettré fengliu préfère être un nuage ou une herbe dans le vent. Il ne cherche pas à élever l’édifice d’une vie exemplaire : il laisse la vie passer comme un vin partagé sous la lune.
On retrouve cette posture chez les Sept Sages de la Forêt de Bambous, figures emblématiques du IIIe siècle. Rejetant les contraintes du protocole impérial, ils se retirent dans la nature pour boire, chanter, se moquer des convenances et composer des vers sans ambition de postérité. Ruan Ji, par exemple, célèbre l’imprévisibilité de la vie, l’ivresse libératrice, l’abandon à l’instant. Ils font du vin une philosophie, de la poésie un abri, de l’errance un art.
Le fengliu n’est pas une révolution politique — c’est une fuite consciente et stylisée. Un effacement joyeux du moi social, une manière de se glisser dans les marges du monde en refusant d’en être le garant. Il ne combat pas le pouvoir, il le rend ridicule par sa danse.
Ainsi, ce taoïsme sans dogme devient aussi une rébellion douce contre la vertu obligatoire. Il fait éclater les contours rigides du junzi (君子), l’homme noble confucéen, pour célébrer une figure plus trouble, plus souple, proche du fou sacré ou du poète vagabond.
Le fengliu, en ce sens, est moins un système qu’une insoumission stylisée : il rit quand la morale grimace, il s’émerveille quand le sage sermonne. Il offre une liberté nue, fragile et superbe, telle une robe en soie flottant dans le vent — sans couture, sans poids, sans destination.

« Je marche seul, sans savoir où aller. L’univers est vaste, pourquoi m’enfermer dans des murs ? »
— Ruan Ji (阮籍)
C. Entre souffle et vacuité : syncrétisme taoïste-bouddhiste du fengliu.
Si le fengliu naît de la matrice taoïste et s’affirme en marge du confucianisme, il s’enrichit, dès les dynasties Tang et Song, d’une autre source : le bouddhisme Chan, cet art chinois du vide immédiat, de l’éveil sans concept et du rire sans fond.
Le Chan — ancêtre du Zen — propose une méditation sans objet, sans attente, sans promesse. Il ne s’agit pas de s’élever, mais de s’éteindre doucement dans l’instant, jusqu’à ce qu’il ne reste que le geste nu, la parole qui tombe comme une goutte sur une pierre. Cette manière de se tenir debout dans le silence rejoint profondément l’idéal taoïste du wuwei, mais en y ajoutant la vacuité radicale du bouddhisme : il n’y a rien à faire, personne à sauver, pas même un soi à libérer.
Le fengliu accueille ce souffle venu d’Inde avec naturel. Il ne cherche pas à trancher entre doctrines — il flotte entre les rives, se laisse pénétrer par l’humour de l’impermanence. Les figures changent, mais le vent reste le même.
Ainsi, Hanshan et Shi De, les poètes fous de la montagne froide, rient comme des enfants dans les brumes de Tiantai. Ils griffonnent des vers sur les rochers, volent des brioches dans les monastères, parlent en énigmes et disparaissent comme ils sont venus.
Plus tard, c’est le sixième Dalaï-Lama, Tsangyang Gyatso, qui incarne cette liberté trouble : moine, amant, poète nocturne, buveur d’ombres et de vin, il écrit :
« N’ayant trouvé ni ciel ni terre où poser ma vie,
je me suis allongé sur le vent. »
Dans ces trajectoires, l’errance devient libération. L’ermite taoïste devient parfois mendiant zen, prophète hilare, présence fantomatique. Il ne se définit plus : il marche, il écoute, il oublie. Le poème devient Gong An (Koan au Japon par la suite), énigme sans solution, trace de vent dans la poussière.
La coupe de vin n’est plus un plaisir terrestre, ni une transgression sociale : elle devient offrande sans autel, ivresse sans sujet.
Ce syncrétisme n’est jamais doctrinal — il est vivant, poreux, flottant. Le fengliu devient alors une spiritualité sans nom :
ni purement taoïste, ni purement bouddhiste, mais en suspens entre deux souffles,
enivré par la beauté du monde et habité par le vide du cœur.
Il ne cherche plus la vérité — il la traverse en silence, les bras ouverts,
comme un nuage qui passe entre deux pins, sans laisser de trace, mais laissant tout transformé.

山中何所有?
嶺上多白雲。
只可自怡悅,
不堪持贈君
Que trouve-t-on dans la montagne ?
Des nuages blancs sur les crêtes.
Ils ne servent qu’à mon propre ravissement,
Je ne peux les offrir à personne.
- Poème de Hanshan (寒山詩 n°44)
Ainsi s’esquisse l’esprit du fengliu : né du silence, nourri d’errance, libre entre les souffles. Mais qui sont ceux qui l’ont incarné jusqu’à devenir le vent lui-même ?
II – Vivre en poète : figures emblématiques du Fengliu
A. Les poètes chinois
Li Bai : ivresse céleste, désinvolture sacrée.
Wang Wei, Bai Juyi, Du Fu : le retrait, la plainte, la nature.
Le fengliu n’est pas une théorie. C’est une manière d’habiter le monde — avec ivresse, avec retrait, parfois avec douleur, mais toujours avec style. Il trouve dans la poésie sa forme la plus naturelle, comme si le vers libre, le pinceau tremblant sur le papier, étaient les seules réponses possibles à l’énigme d’exister.
Parmi ceux qui ont donné à cette voie son souffle immortel, Li Bai (李白) trône comme une comète. Il n’écrivait pas : il dansait avec l’encre. Il ne vivait pas : il flamboyait dans l’instant.
Son ivresse n’était pas faiblesse, mais accès au ciel.
Il appelait les dieux à boire, riait des empereurs, versait son vin dans le fleuve et disait à la lune de le suivre.
Son art tenait de la magie taoïste : à force de s’élever par la coupe et le poème, il abolit la frontière entre l’homme et les étoiles.
« En dormant, je perds l’univers ;
en m’enivrant, je le retrouve. »
— Li Bai
Chez Wang Wei (王維), le fengliu prend un autre visage : celui du silence, du paysage, de la paix végétale. Moine bouddhiste et peintre du vide, il écrivait comme on médite, dans un retrait qui n’est pas fuite mais fusion. Ses poèmes sont des ermitages de papier :
on y entend le vent dans les pins,
on y voit l’ombre des montagnes sur un bol de thé.
Du Fu (杜甫), lui, est plus grave, plus ancré dans le monde. Il chante les ruines, les famines, les guerres, mais toujours avec cette justesse intérieure qui transforme la plainte en offrande, la douleur en lucidité. Même dans la misère, il conserve une forme d’élégance brisée — un fengliu mélancolique.
Bai Juyi (白居易), quant à lui, fut le poète du juste milieu :
retiré sans renier le monde, sensible à l’injustice comme à la beauté d’un cygne sur un étang. Il portait sur la vie un regard doux-amer, teinté d’humour discret et de tendresse pour les êtres.
Ces poètes n’ont jamais écrit un traité sur le fengliu — mais ils en ont dessiné les contours invisibles.
Ils nous enseignent que vivre en poète, ce n’est pas seulement écrire :
c’est marcher dans le monde avec une coupe vide, un souffle profond, et un regard capable de voir le printemps même dans la brume.

偷採白蓮回。
不解藏蹤跡,
浮萍一道開。
Un enfant pousse une barque légère,
Il cueille en cachette des lotus blancs.
Ignorant comment cacher sa trace,
Il laisse une voie ouverte dans les lentilles d’eau.
Bai Juyi
À l’opposé des stéréotypes ascétiques qu’on prête aux sages tibétains, Tsangyang Gyatso (1683–1706), le sixième Dalaï-Lama, incarne une figure paradoxale et atypique : moine et poète, chef spirituel et fugitif sensuel, il est le chantre du fengliu dans sa version la plus subversive et la plus incarnée.
Nommé Dalaï-Lama dès l’enfance, il refuse très tôt les contraintes du monastère. Il préfère les nuits de Lhassa aux jours rituels, les chants d’amour aux prières obligées. On le voit errer sous la lune, ivre et habillé en laïc, composant des poèmes d’un dépouillement bouleversant. Dans sa bouche, la quête de l’éveil passe par le désir, la perte, l’évanescence de l’instant.
"Comment dans ce monde concilier les deux voies ?
Ne trahir ni le Bouddha, ni l’être aimé ?"
Cette phrase, à elle seule, condense tout son destin : partagé entre le vide du Bouddha et la chaleur du corps, entre l’appel du Dharma et celui de la chair. Il n’a pas choisi l’un contre l’autre — il a marché entre les deux, ivre de beauté et de contradiction.
Dans la tradition tibétaine, il est vu comme un mystère, voire un scandale. Mais dans la lumière du fengliu, il devient un maître à part entière : il enseigne par la transgression douce, par la fusion du sacré et du profane, par l’éveil non pas au-dessus du monde, mais dans la fulgurance de ce qu’il offre et arrache tout à la fois.
Exilé par le pouvoir, disparu dans des circonstances obscures, il laisse derrière lui une poignée de poèmes et une légende : celle d’un Dalaï-Lama qui ne voulait pas d’un trône, mais d’une coupe partagée avec le vent.
"Avant ma naissance, qui étais-je ?
Quand je suis né, qui suis-je devenu ?"
C’est dans cette interrogation nue, portée par la voix d’un homme qui a tout perdu sauf le souffle, que le fengliu rejoint l’abîme — et y danse.
C. Japon – l’esprit fûryû
Saigyō : le moine vagabond.
Bashō : l’éveil dans le haïku.
Ryōkan : amour, dépouillement, jeux d’enfant.
Au Japon, le fengliu change de nom, mais pas de visage. On l’appelle fûryû (風流) : le « courant du vent », le raffinement qui épouse la nature, l’élégance éphémère de la solitude, du voyage, de la floraison soudaine. Là encore, rien de doctrinal : c’est une attitude, un souffle, une manière de disparaître dans la beauté sans chercher à la saisir.
🌸 Saigyō (西行) – Le moine vagabond
Ancien garde impérial devenu moine bouddhiste errant au XIIᵉ siècle, Saigyō incarne cette fusion du retrait et du sensible. Il quitte Kyoto pour marcher seul sous les cerisiers, écrire à la lune, dormir sous la pluie.
Son bouddhisme n’est pas celui de la renonciation sèche, mais d’un dépouillement habité de fleurs et de saisons, toujours au bord des larmes et de l’extase.
Même parmi les fleurs de cerisier,
je suis saisi d’un chagrin que je ne peux nommer.
— Saigyō
🐚 Bashō (芭蕉) – L’éveil dans le haïku
Avec Matsuo Bashō, la poésie devient pèlerinage minimal. Son haïku n’est pas un ornement, mais un geste d’éveil. Il marche des milliers de kilomètres à travers le Japon, dort chez des pêcheurs, contemple un rocher, écoute une grenouille.
Le haïku, en trois souffles, capte l’éternité d’un instant :
Un vieil étang —
une grenouille plonge…
bruit de l’eau.
— Bashō
Tout est là : le rien, le tout, le passage, le silence. Bashō, moine sans dogme, ami des herbes et du vent, fait du monde une page vivante.
🎒 Ryōkan (良寛) – Amour, dépouillement, jeux d’enfant
Dernier de cette lignée invisible, Ryōkan, moine zen du XIXᵉ siècle, est sans doute le plus tendre. Il vit dans une hutte, partage son riz avec les insectes, joue à cache-cache avec les enfants, écrit des poèmes à sa bien-aimée nonne Teishin, et pleure parfois sans raison.
Son éveil est humain, fragile, lumineux. Il ne prêche rien. Il donne sans compter. Il se laisse dépouiller par la vie, avec un sourire un peu triste, un peu fou.
Celui qui connaît l’intimité du vent
n’a plus besoin de temple.
— Ryōkan
En eux, le fengliu se fait brume de cerisier, rire d’enfant, calligraphie inachevée.
Ils n’ont pas fui le monde — ils l’ont habité comme une maison ouverte au vent,
où rien n’appartient à personne, et où l’on s’incline devant un insecte comme devant un dieu.
旅に病んで
夢は枯野を
かけ廻る
Malade en voyage,
mon rêve court encore
à travers la plaine desséchée.
Bashō,
III – Une philosophie incarnée : les principes du Fengliu
A. Une spiritualité sans dogme
Le fengliu ne fonde ni école, ni dogme, ni rituel à suivre. Il ne s’inscrit dans aucune orthodoxie, ne se reconnaît dans aucune institution. Il est respiration, pas prescription. Là où les religions construisent des temples, le fengliu s’assoit sous un arbre, à même la poussière du chemin, et regarde les fleurs tomber.
Ce n’est pas une révolte violente, mais un refus en douceur. Un refus du moralisme, d’abord — cette volonté de juger, de redresser, de contraindre les gestes et les pensées à se conformer à une idée du bien. Le fengliu ne cherche pas à être « bon », encore moins à imposer une vertu. Il préfère l’innocence du geste juste au poids des obligations vertueuses. Il sait que la morale sans poésie devient vite tyrannie.
C’est aussi un refus du ritualisme. Non pas que le fengliu méprise les rites : il en voit parfois la beauté. Mais il sait que leur répétition vide peut dessécher le souffle. Ce qui importe, ce n’est pas de réciter la formule parfaite, mais de vivre l’instant avec justesse, avec écoute. Le sacré ne se fabrique pas — il surgit, entre une tasse de thé fumant et le rire d’un enfant, dans le frémissement d’un rideau soulevé par le vent.
Ici, le wuwei (無為) devient le centre invisible de cette spiritualité : non-agir, ou plutôt, agir sans forcer. Ne rien forcer, jamais. Ne pas tirer sur une fleur pour qu’elle pousse. Ne pas lutter contre le monde, mais se glisser entre ses souffles. Le wuwei du fengliu n’est pas inertie — c’est art de l’ajustement. C’est préparer un repas sans attendre de louange. C’est écrire un poème sans vouloir l’immortalité. C’est savoir disparaître quand tout le monde s’exhibe.
Mais ce que le fengliu partage avec les sagesses orientales profondes — Chan, Dzogchen, Zen — c’est la vacuité, vécue non comme idée, mais comme expérience poétique.
Le vide n’est pas à craindre. Il est l’espace d’éclosion du monde.
Dans le fengliu, on ne cherche pas à "se réaliser" — on se laisse dissoudre. Comme une empreinte dans la neige, comme une flamme dans le vent.
Pas d’éveil à atteindre, pas de nirvana à conquérir. Juste des instants.
Un bol ébréché qu’on regarde avec tendresse.
Une feuille tombée qu’on n’ose pas ramasser.
Le silence entre deux vers, qui dit plus que les mots.
Ainsi, cette spiritualité sans dogme devient une danse muette entre le souffle et la vacuité.
Elle ne promet rien — elle offre tout, sans rien retenir.
Et celui qui la suit n’a ni nom, ni fonction, ni message :
il est vent dans les branches,
ombre sur la pierre,
présence légère qui laisse passer la lumière.
茶の湯とは
ただ湯を沸かし
茶を点てて
飲むばかりなる
La voie du thé,
c’est seulement chauffer de l’eau,
préparer le thé,
et le boire.
— Sen no Rikyū (千利休), maître du thé du XVIe siècle
B. Une esthétique du quotidien
Vivre avec délicatesse : l’art de décorer, manger, aimer.
Shen Fu et Li Yu comme maîtres d’un art de vivre raffiné.
Le fengliu ne se vit pas dans l’ascèse, mais dans l’élégance discrète des gestes ordinaires. Il ne rejette pas le monde : il le caresse. Là où d’autres cherchent l’absolu dans la transcendance ou la fuite, l’homme fengliu trouve l’éveil dans un bol de riz chaud, une branche de prunier en fleur, un vêtement bien accordé au printemps.
C’est une spiritualité incarnée, qui s’exprime à travers l’art de décorer sa chambre comme un poème muet, d’ordonner le vide autour d’un vase, de tracer une ligne de parfum dans les draps.
Manger devient un acte contemplatif, aimer un dialogue sans mots. Il ne s’agit pas d’orner sa vie, mais d’y inscrire une poésie silencieuse — une attention.
Cette délicatesse du quotidien n’est pas précieuse : elle est offerte. Elle naît du regard, du souffle, du soin apporté à l’instant présent. Chaque objet est choisi avec lenteur, chaque silence contient une révérence. Le fengliu transforme la moindre chose en rituel sans cérémonie — une bougie allumée à la tombée du jour, une calligraphie suspendue dans le vent, une tasse tenue à deux mains comme un cœur fragile.
Shen Fu (沈復), dans ses Six récits d’une vie flottante, en donne un témoignage bouleversant. Il y raconte son amour pour sa femme Yun, l’aménagement d’un jardin minuscule, leurs lectures partagées sous la lampe, leur pauvreté habitée d’harmonie. Ce n’est pas un traité, mais une offrande : celle d’un art de vivre où l’intimité devient temple, le partage devient musique.
Li Yu (李煜), dernier roi de la dynastie des Tang du Sud, incarne quant à lui l’extrême raffinement mêlé de douleur. Poète et esthète, il vécut dans le luxe finissant d’une cour vouée à disparaître, où il composa des vers d’une tendresse poignante, pleins de soie, de lune, de larmes et de parfums.
Même captif, il ne cessa jamais d’embellir ses jours : il écrivait comme on respire un encens mourant. Chez lui, l’élégance devient résistance — non contre le monde, mais pour lui offrir un dernier chant.
Ces figures nous rappellent que vivre avec beauté, ce n’est pas posséder, mais choisir.
Ce n’est pas accumuler, mais épurer.
Ce n’est pas se retirer du monde, mais lui offrir des gestes qui ne blessent rien.
Dans l’esthétique du fengliu, le quotidien devient offrande muette.
Il ne s’agit plus de « réussir sa vie » — mais de la rendre habitable, même dans l’éphémère.
Peindre l’instant avec les couleurs du cœur.
Et quand tout passe, ne rien retenir — sauf la beauté, douce, qui reste dans la mémoire du vent.
Dans le fengliu, les arts ne sont pas une activité séparée de la vie : ils sont la vie, transfigurée par l’élégance du geste, la lenteur du regard, la gratuité du beau. Poésie, peinture, calligraphie, musique, art du thé, jardins ou cuisine — tout devient langage silencieux du souffle vital, prolongement du Tao dans l’éphémère. Peindre un bambou, écrire un haïku, verser une tasse de thé ou improviser au guqin : ces actes n’ont d’autre but que d’harmoniser l’être au monde, avec légèreté et justesse. Dans cet art de vivre, il n’est pas besoin de temples ni de cérémonies figées : un bol ébréché, une feuille tombée, une note suspendue dans le vide suffisent. Ce n’est ni la prouesse technique, ni la maîtrise qui comptent, mais le style — ce rythme subtil du souffle que les anciens appelaient qi yun (氣韻). À travers les arts, le fengliu nous enseigne à habiter le monde avec tendresse, à célébrer le silence comme une mélodie, à laisser toute chose être ce qu’elle est, dans la beauté fluide d’un instant qui ne reviendra pas.
La musique qui suit le Tao ne remplit pas l’espace — elle l’écoute.
Chaque note y naît comme une goutte dans le vide,
non pour séduire, mais pour s’éteindre avec grâce dans le silence.
C. L’homme de vent
Le zhenren ziran : libre, marginal, ironique, élégant
Il ne cherche pas à être différent. Il l’est simplement — parce qu’il ne se force pas à être comme les autres.
L’homme de fengliu est un zhenren ziran (真人自然) : un être véritable, spontanément accordé au monde. Il ne revendique rien. Il traverse les jours comme le vent traverse les pins — sans laisser de trace, mais en éveillant partout une vibration.
On le dit marginal, mais il ne fuit rien. Il choisit les interstices, les sentiers non tracés, les silences entre deux phrases. Il vit sur les seuils : entre nature et société, solitude et tendresse, poésie et retrait. Ce n’est pas un rebelle tonitruant, mais un discret insoumis — son arme est le style, sa force est le non-attachement.
Son ironie est douce : il rit des prétentions, non des personnes.
Sa liberté n’est pas une posture, mais un relâchement profond — comme une corde trop tendue qu’on laisse enfin vibrer juste.
Il est celui qui marche lentement sous la pluie, celui qui offre un vers au vent, celui qui disparaît d’un banquet sans faire de bruit.
Il sait aimer sans posséder, créer sans signer, apparaître sans dominer. Sa grandeur est d’autant plus réelle qu’elle ne cherche ni regard ni approbation.
L’homme de vent vit sans carcan ni dogme. Il habite le monde sans s’y attacher.
Son élégance n’est jamais forcée — elle vient du cœur libre.
Il s’habille avec le temps qu’il fait, lit des livres comme on respire, et parle peu, car il sait que la parole use ce que le silence féconde.
Ce zhenren, ce véritable être, n’a pas d’idéologie, pas d’armure. Il est simple comme l’eau qui s’adapte à chaque vase.
Mais derrière cette simplicité, il y a une radicalité rare : celle de ne rien vouloir imposer, pas même soi-même.
Il ressemble parfois à un poète fou, un ermite rêveur, un mendiant élégant. On ne le reconnaît pas toujours, mais on ressent sa présence — comme un parfum oublié dans une pièce vide, ou comme la trace d’une aile dans l’air frais du matin.
《道德經》第二十三章
希言自然。
故飄風不終朝,驟雨不終日。
孰為此者?天地。
天地尚不能久,而況於人乎?
故從事於道者,同於道;
德者,同於德;
失者,同於失。
Celui qui ne parle pas (arrive au) non-agir.
Un vent rapide ne dure pas toute la matinée ; une pluie violente ne dure pas tout le jour.
Qui est-ce qui produit ces deux choses ? Le ciel et la terre.
Si le ciel et la terre même ne peuvent subsister longtemps, à plus forte raison l'homme !
C'est pourquoi si l'homme se livre au Tao, il s'identifie au Tao ;
s'il se livre à la vertu, il s'identifie à la vertu ;
s'il se livre au crime, il s'identifie au crime.
Dao De Jing chapitre 23
IV – Ivresse, sensualité et éveil
A. Le vin comme voie
Dissolution du moi dans l’ivresse. Poésie, extase, dépouillement.
Dans le fengliu, le vin n’est pas une fuite — c’est un passage.
Il n'est ni addiction, ni vice, ni simple divertissement : il est voie d’éveil.
Un vin versé avec lenteur, une coupe levée à la lune, un instant de vacillement — et déjà, les frontières entre le soi et le monde se dissolvent.
L’ivresse fengliu n’est jamais tapageuse. Elle est une brume intérieure, une perte douce de la rigidité mentale, un dépouillement joyeux du masque social.
C’est l’abandon du « je » au profit du souffle.
Boire, ici, c’est désapprendre. C’est cesser de vouloir comprendre. C’est se laisser boire par le réel.
Li Bai, le plus céleste des poètes chinois, en fit sa voie.
Il buvait pour retrouver l’étoile perdue du Tao, pour égarer son nom parmi les nuages.
Il écrivait ivre, flottait entre les montagnes et les palais, lançait ses poèmes comme on lance un rire vers le ciel.
「對影成三人」
Je bois seul, mon ombre et la lune me tiennent compagnie.
Dans cette ivresse sacrée, l’esprit cesse de calculer. Il s’ouvre, sans défense, au vertige du monde.
La poésie devient souffle. Le souffle devient vent. Le vent devient silence.
Le vin n’a pas besoin de banquet. Il suffit d’un rocher, d’une coupe, d’un oiseau.
Il ne cherche pas à éteindre la conscience, mais à l’élever hors d’elle-même.
Le buveur devient vent parmi les pins, reflet dans l’eau, instant pur.
Le dépouillement commence là : non dans le renoncement sec, mais dans une extase nue, légère, où tout ce qui pesait devient transparent.
Mais le vin n’est pas seul à offrir l’oubli gracieux du moi.
Dans certaines montagnes obscures, où le silence a la couleur du jade, on parle encore de champignons de brume, d’herbes de l’immortel. Non pour guérir — mais pour dissoudre.
Ils ne donnent pas de visions — ils les effacent.
Ils n’ouvrent pas de portes — ils les font flotter.
Celui qui les prend ne devient pas voyant.
Il devient vent.
Un regard sans contours, un souffle qui caresse les pins.
« Je ne sais plus qui je suis,
mais les pierres me reconnaissent. »
— Écho anonyme d’un ermite disparu
Il ne s’agit pas de rechercher l’extase, mais de se laisser oublier doucement.
Parfois, ce ne sont pas les substances qui changent l’esprit,
mais l’esprit qui, prêt, laisse la matière se dissoudre avec lui.
Notons que certains courants ésotériques taoïstes, notamment dans l’alchimie interne et la médecine spirituelle ancienne, évoquent des plantes dites lingzhi 靈芝 — champignons dits “spirituels” ou “immortels”. Ces champignons sont associés à la longévité, à la transformation de l’être, voire à la transe lumineuse du corps.
Ces symboles peuvent servir de pont poétique : ce n’est pas l’altération de la perception qui compte, mais la mutation du regard.
《月下獨酌》其二
"Boire seul sous la lune" – II
花間一壺酒,
獨酌無相親。
舉杯邀明月,
對影成三人。
月既不解飲,
影徒隨我身。
暫伴月將影,
行樂須及春。
我歌月徘徊,
我舞影零亂。
醒時同交歡,
醉後各分散。
永結無情遊,
相期邈雲漢。
Un pot de vin parmi les fleurs,
Je bois seul, sans compagnon.
Je lève ma coupe, j’invite la lune,
Et mon ombre, nous voici trois.
La lune ne sait pas boire,
L’ombre me suit sans rien dire.
Mais un instant je les prends pour compagnes :
Profitons du printemps avant qu’il s’en aille.
Je chante, la lune flâne.
Je danse, mon ombre se disperse.
Lucide, nous partageons la joie ;
Ivre, chacun part de son côté.
Mais que dure à jamais ce voyage sans attache,
Rendez-vous au-delà des nuées, dans la Voie lactée.
Li Bai
B. Sexualité et Tao
Fangzhongshu : l’union comme alchimie.
L’érotisme raffiné : entre plaisir et vacuité.
Dans le fengliu, la sexualité n’est ni taboue, ni sacralisée. Elle est voie — souffle — art subtil d’habiter le corps sans s’y enfermer. Là où le dogme moral enferme le désir dans la honte ou la maîtrise, le fengliu l’accueille comme une brise parmi d’autres : parfois forte, parfois douce, toujours passagère, toujours précieuse.
Le Fangzhongshu (房中術) — littéralement, les arts de la chambre — est l’une des traditions les plus anciennes du taoïsme corporel. Pratiqué depuis l’Antiquité dans certaines écoles, cet art ne vise ni l’excitation brute, ni la rétention héroïque, mais la circulation du souffle vital entre les corps. Le plaisir y devient alchimie, non par complication, mais par attention.
L’acte d’aimer n’y est pas domination ni abandon : il est ajustement.
Comme dans le wuwei, il ne s’agit pas de forcer, mais de se fondre.
Les corps ne s’emparent pas l’un de l’autre — ils s’accordent.
On dit qu’en ces moments, le Qi circule librement, que la lumière s’éveille entre reins et cœur, et que les deux souffles deviennent un. Mais le fengliu ne cherche pas à figer ces expériences dans des diagrammes ou des recettes : il préfère la suggestion à la prescription, la tendresse au contrôle.
La sexualité fengliu est érotique, mais jamais vulgaire.
Elle aime les soupirs, les silences, les regards.
Elle préfère le parfum d’un cou à la conquête d’un corps.
Ce n’est pas une ascèse déguisée. C’est un jeu léger, parfois profond, où le plaisir n’est ni exalté ni rejeté, mais vécu comme expérience de vacuité : il monte, il éclôt, il s’efface. Il ne laisse rien, sinon une trace chaude dans l’air et un sourire dans l’ombre.
Comme le vin, l’amour physique peut ouvrir des portes — mais seulement si l’on ne cherche pas à les forcer.
Dans les poèmes anciens, le désir est souvent murmuré, à demi-voix :
une robe glissée sur un tatami,
une mèche de cheveux qui tremble,
une hanche effleurée sous une lampe à huile.
C’est là que le fengliu atteint son raffinement ultime :
quand le plaisir devient poésie,
et que la jouissance s’évanouit dans un haïku.
Mais la sagesse taoïste ne fut pas seule à pressentir le pouvoir de l’union comme voie.
Dans les hauteurs du Tibet ou les grottes de l’Inde ancienne, une autre tradition, le Tantra, s’ouvrit à la même vérité : celle que l’éveil n’est pas l’ennemi du corps — mais son secret.
Dans le bouddhisme tantrique, l’union sexuelle — parfois symbolique, parfois réelle — devient un rituel d’éveil.
Non pour prolonger le plaisir, mais pour dissoudre la dualité.
L’amant et l’amante ne sont plus deux.
Ils deviennent union du vide et de la forme,
du mouvement et du silence,
du feu et de l’espace.
Dans cette vision, le sexe n’est pas à fuir — il est à transfigurer.
Ce n’est pas une voie pour tous — elle exige une maîtrise de l’énergie, une lucidité aiguë, une clarté d’esprit où le désir ne mène plus au manque, mais à la transparence.
Le plaisir n’est plus but, mais outil de révélation.
Il éclaire les nœuds du moi, il fait fondre les fixations, il révèle la beauté du monde comme élan pur.
C’est pourquoi, dans les yab-yum tibétains, le Bouddha unit sa paix à l’incandescence d’une déesse — non pour jouir, mais pour réintégrer le monde comme offrande.
La tradition tantrique et celle du fangzhongshu, bien que nées de contextes différents, se rejoignent dans un même pressentiment :
L’union, lorsqu’elle est consciente, peut devenir voie.
Non pour transcender le corps, mais pour l’habiter sans crainte —
Pour que l’étreinte devienne offrande,
Et l’orgasme, silence.
"Si tu es conscient, tu réaliseras que la sexualité n'est pas seulement le sexe.
Le sexe est la couche extérieure ; plus à l'intérieur, il y a l'amour…
Encore plus à l'intérieur, il y a la prière…
Et toujours plus à l'intérieur, il y a le divin.
Le sexe peut devenir une expérience cosmique.
Alors on l'appelle Tantra."
— Jolan Chang, Le Tao de l’art d’aimer
C. Le monde flottant
Ukiyo (Japon), Fusheng (Chine) : la beauté de l’impermanence
Réponse esthétique à la souffrance et au vide.
Dans le fengliu, le monde n’est pas une illusion à fuir — c’est un rêve à traverser. Un rêve fragile, mouvant, éphémère.
Loin de vouloir s’en détacher par rejet, l’homme de vent choisit d’y marcher en poète : il célèbre l’impermanence au lieu de la maudire. Il fait de la fugacité des choses non une douleur, mais une beauté.
En Chine, on parle de fúshēng (浮生) — la « vie flottante » : cette existence légère et incertaine, semblable à une bulle sur l’eau. Une image empruntée au Zhuangzi, où la vie humaine est comparée à un rêve sans ancrage, une danse passagère.
Au Japon, ce concept devient ukiyo (浮世) — le « monde flottant » — qui désigne à la fois la nature impermanente de la vie et la culture raffinée qui l’accepte avec grâce.
Les estampes ukiyo-e, les haïkus, les scènes de plaisir et de mélancolie en sont les manifestations les plus célèbres. On y voit des courtisanes éphémères, des fleurs qui tombent, des visages baignés de lune — comme pour dire : « puisque tout passe, faisons que chaque chose soit belle en passant. »
Dans cette vision, le beau n’est jamais parfait : il est fugitif.
Il surgit, tremble, puis disparaît — comme une feuille dans le vent, un éclat de rire sous la pluie, un baiser dans l’ombre.
Le monde n’est pas à corriger, ni à fuir : il est à aimer dans son tremblement même.
Le monde flottant, c’est aussi une réponse au vide.
Au lieu de combler l’absence, on l’habite. Au lieu de nier l’impermanence, on la célèbre.
C’est une esthétique du fragile, une spiritualité de la dissolution douce.
Celui qui vit selon l’esprit du fusheng n’attend pas de fondations durables.
Il bâtit des jardins de brume, écrit des vers sur des éventails, regarde les feuilles tomber sans vouloir les retenir.
Il sait que la beauté naît précisément parce qu’elle passe.
Il n’espère pas l’éternité — il cherche l’éclat pur de l’instant.
Dans le monde flottant, tout est offrande :
Une fleur tombée sur une coupe de thé.
Le bruissement d’un rideau soulevé par le vent.
Le silence qui suit un poème.
Et c’est ainsi que le taoïsme fengliu, entre le rire, le retrait, et la tendresse du regard, fait de l’impermanence une demeure légère, où même le vide a le goût du thé partagé.
「泉涸,魚相與處於陸,相呴以濕,相濡以沫,不如相忘於江湖。」
“Quand la source est tarie, les poissons s'entassent sur la terre, s'humidifiant mutuellement de leur haleine ou de leur écume. Mieux vaudrait s'oublier dans les lacs et les rivières.”
Zhuangzi
V – Une voie contemporaine ? Le Fengliu aujourd’hui
A. Trois figures modernes
Chögyam Trungpa, Taisen Deshimaru : éveil excentrique, incarnation paradoxale
Le mahasiddha : le saint fou
Le fengliu n’est pas un souvenir figé d’une Chine ancienne. C’est un esprit – un vent – qui traverse les âges et prend de nouvelles formes quand les temps l’appellent. À l’époque contemporaine, il trouve des échos étonnants dans des figures qui, sans se réclamer explicitement de lui, en incarnent pourtant l’essence : liberté intérieure, refus des normes figées, alliance du sacré et du profane, et une manière de déranger les conventions pour mieux révéler l’essentiel.
Chögyam Trungpa – Le maître sans cravate
Né au Tibet, Chögyam Trungpa est reconnu très jeune comme tulkou, formé à la rigueur du bouddhisme tibétain. Mais après son exil, il s’écarte des formes institutionnelles de la tradition pour ouvrir une voie singulière, subversive et fulgurante. Venu en Occident, il enseigne le Dharma en costume, fume, boit, séduit – mais reste d’une clarté inouïe lorsqu’il parle du vide, de la présence, de la coupe du monde.
Trungpa incarne une liberté intérieure radicale. Il choque, dérange, mais touche juste. Il crée des formes nouvelles, comme le concept de « guerrier spirituel », fonde Naropa University, et initie une esthétique du sacré dans la vie quotidienne (draps bien tendus, thé servi avec grâce, regard direct).
Comme les sages de la Forêt de Bambous ou les ermites poètes, il ne sépare jamais le fond de la forme : il enseigne par sa manière d’être, parfois provocatrice, toujours brûlante. Il incarne un fengliu du XXᵉ siècle – un souffle venu du vide, passé par la coupe de vin, arrivé jusqu’à l’Occident en déchirant les robes monastiques.
Taisen Deshimaru – Le moine aux sandales
Moine zen japonais, envoyé en France à la fin des années 60 sans appui officiel, Taisen Deshimaru débarque à Paris avec pour seul bagage sa pratique et une intransigeante simplicité. Il n’a ni temple, ni disciples, ni plan – mais il a le zazen : l’assise immobile, nue, tranchante comme un sabre silencieux.
Deshimaru incarne une forme rude et directe de spiritualité : sans ornements, sans complaisance. Il parle de posture, de respiration, de la vie comme d’un saut dans le vide à chaque instant. Il rit, fume, parfois invective, mais il revient toujours à la coupe vide de l’instant présent.
Dans son style décalé, dans sa manière de détourner les codes sans les trahir, il rappelle le Ryōkan errant, ou les Chan fous des montagnes. Il ne cherche pas à plaire – il cherche à éveiller. Et souvent, cet éveil a la forme d’une gifle douce, d’une boue éclatée dans le silence.
Il a planté le zen dans le béton français comme on plante un pin dans une friche industrielle – et il a regardé les bourgeons pousser, sans jamais les forcer.
Le mahasiddha : entre feu et folie
Dans les traditions tantriques de l’Inde et du Tibet, les mahasiddhas sont les maîtres réalisés aux formes étranges : yogis des cimetières, mendiants qui rient, ascètes amoureux, prophètes silencieux. Ils défient les attentes, détruisent les idoles, vivent dans la marge et font de leur propre vie un gong-an sans solution.
Ce sont des éveillés qui n’enseignent pas avec des mots, mais avec des gestes, des absences, des fulgurances.
On les retrouve dans les mythes, dans les légendes – mais aussi, peut-être, dans ces maîtres modernes qui marchent en costume froissé, qui enseignent en fumant une cigarette, qui regardent la lune sans chercher à la comprendre.
Le fengliu, dans leur sillage, n’est plus un souvenir ancien – il devient possibilité actuelle.
Un style d’éveil.
Un refus joyeux des cases spirituelles.
Un feu intérieur, doux, irréductible.
Ne projetez pas, ne réfléchissez pas, n’analysez pas
Ne cultivez pas, n’agissez pas, n’ayez ni attente ni crainte
Et les schémas mentaux qui y attribuent une réalité disparaîtront d’elles-mêmes
Vous tombez alors sur la nature des phénomènes.
Tilopa-
Dohākoṣa de Tilopa - Verset 9
B. Mon chemin personnel
Le gemmologue errant : beauté, solitude, création, présence
Je ne suis ni moine, ni maître. Je n’ai jamais fondé d’école, ni revendiqué d’enseignement. Mais j’ai marché. Lentement. Loin des routes droites.
Entre les montagnes tibétaines et les salons minéralogiques d’Europe, entre un collier de turquoises taillée et la courbe imprévisible d’une géode d’améthyste, j’ai suivi ce que certains appellent hasard, d’autres destin — et que j’appelle simplement le vent.
J’ai dormi dans des temples abandonnés, sous les tentes d’Asie, dans des gares où l’on entend encore les voix anciennes des voyageurs. J’ai travaillé des pierres avec les mains, sculpté des malas avec le cœur, et vendu mes créations sans jamais leur donner tout à fait de prix — car elles portaient en elles un fragment du chemin.
Gemmologue, oui. Mais pas de laboratoire. Je cherche la lumière dans la pierre, l’âme dans la matière, le silence dans le cristal. Chaque inclusion, chaque fracture, chaque reflet arc-en-ciel est pour moi un enseignement. Je ne collectionne pas : je contemple. Je ne vends pas : je transmets. Ou plutôt, je laisse circuler.
Le fengliu, je l’ai rencontré dans le regard d’un vieil artisan chinois, dans le souffle d’un lac au Yunnan, dans le grain du bois d’un autel portatif, dans une coupe de thé partagée avec un inconnu. Je ne l’ai pas appris — il m’a effleuré. Comme le vent touche un rocher sans le briser.
Créer, pour moi, n’est pas orner. C’est écouter. Écouter ce que la matière demande, ce que le moment autorise. Chaque bijou, chaque objet que je propose est une trace, un souffle figé devenu offrande. Et je ne sais jamais s’il m’appartient vraiment. Je suis passeur plus que sculpteur.
La solitude ne me pèse pas. Elle est mon ermitage nomade. Je parle peu, mais je regarde. Je reste des heures devant un nuage qui s’accroche à une crête, devant une obsidienne qui garde ses reflets secrets jusqu’au bon angle de lumière. Ce n’est pas de la patience — c’est de la présence.
Je vis entre deux mondes : celui du commerce visible, et celui du silence intérieur. Je n’appartiens ni à la boutique, ni au monastère. Je vends, oui, mais je donne aussi. Je traverse, mais je ne m’installe nulle part.
Je n’ai pas d’adresse fixe — j’ai des pierres qui m’attendent quelque part, et des gens que je rencontre sur la route. C’est suffisant.
Le fengliu n’est pas pour moi un concept ancien : c’est un souffle qui me guide encore. Il me dit de ne rien forcer. De préférer l’élégance au pouvoir. La sincérité à la démonstration. Le silence au discours.
Je suis peut-être un ermite sans grotte. Un moine sans temple. Un poète sans livre.
Mais je sais reconnaître la beauté quand elle surgit. Et je m’incline.

En finir avec les injonctions spirituelles.
Oser la poésie, le vent, le silence intérieur.
Dans un monde saturé d’injonctions à « s’éveiller », à « se transformer », à « vibrer plus haut », le fengliu ne propose rien. Il invite simplement à respirer. Il ne promet pas la paix — il s’accorde au tumulte sans se contracter. Il ne trace pas de chemin — il suit les courants, les détours, les brumes.
Il n’y a rien à atteindre. Rien à améliorer. Rien à purifier.
L’élégance libre commence là : quand on cesse de se contraindre à devenir, pour enfin habiter ce qui est. Pas en victime, pas en guerrier, mais en poète. Elle ne se mesure pas en discipline ni en progrès, mais en qualité d’attention : à la lumière sur un bol, à la fatigue du soir, à l’ombre du vent sur le mur.
C’est une spiritualité sans performance, une sagesse sans spectacle.
Pas besoin de mantras ni de stages.
Pas besoin de se réparer : il suffit d’écouter.
Et dans cet abandon lucide, quelque chose s’ouvre.
Non pas une illumination foudroyante, mais un frémissement doux :
le goût du thé, la poussière dans un rai de lumière, la lenteur d’une main.
Le fengliu, aujourd’hui, n’est pas une relique — c’est une nécessité subtile.
Dans un monde qui s’agite pour « guérir », il offre la guérison de ne plus vouloir guérir.
Dans un monde obsédé par les objectifs, il offre un banc sous un arbre.
La poésie, ici, n’est pas luxe mais remède.
Le silence n’est pas vide mais refuge.
Et le vent ? Le vent est maître.
Celui qui ose ne rien chercher découvre un art perdu :
celui de vivre sans s’agripper, d’aimer sans saisir, de marcher sans carte.
Ce n’est pas la fuite — c’est le retour.
Le retour à une élégance souple, à une beauté discrète, à un rien vibrant.
Le fengliu ne s’impose pas. Il se propose — comme une brise, comme un rire, comme une mèche de cheveux sur les yeux.
Celui qui s’y laisse prendre n’aura plus besoin de croyance ni d’effort :
il aura retrouvé la dignité simple d’exister,
à sa place, dans le silence du monde.
Dans cette connaissance par l'immédiat, rien ne s'interpose. Tout coïncide, tout s'accorde à l'ordinaire. C'est comme sortir de chez soi et voir les nuages flottant dans le ciel. On sait alors que toute philosophie constituée est dérisoire. On prend son bâton, et l'on va tranquille sur les chemins du monde.
Antoine Marcel - Ma vie dans les monts
CONCLUSION – Partir avec le vent
Le fengliu comme art de disparaître dans la beauté
À l’heure où tout pousse à se montrer, à se définir, à s’élever — le fengliu propose une disparition. Non pas une fuite, mais un effacement doux, une manière d’habiter le monde sans le rayer de son empreinte.
Dans une époque saturée de recettes, de performances et de promesses spirituelles, il offre une sagesse sans but, une voie sans carte, une paix sans spectacle.
Il ne crie rien. Il n’attend rien.
Il souffle, simplement, comme une brise sur la surface d’un bol de thé.
Être fengliu, ce n’est pas chercher à devenir sage —
c’est oser ne pas se durcir.
Ne pas se figer dans une posture, un rôle, une vérité.
C’est marcher sans destination,
créer sans signer,
aimer sans vouloir garder.
C’est offrir une coupe au vide,
et sourire quand elle déborde du silence.
Ce n’est pas une voie pour s’accomplir —
mais pour s’alléger jusqu’à l’effacement.
Là où il n’y a plus rien à prouver,
il y a peut-être enfin quelque chose à aimer.
Et si tu me cherches un jour,
ne cherche pas de trace.
Je serai dans l’éclat d’un jade oublié,
ou dans le silence que fait une main qui n’attend rien.
3 σχόλια
Merci jeremy,
Merci pour ce souffle partagé,
Merci.
Voglio pensare di essere anch’io…. fengliu
Grazie per il tuo scritto
La mia vita ha più valore
Merci Jeremy. Nos nombreux échanges nous amènent souvent à cette évidence, il est bon de vivre les phénomènes de cette existence sur le souffle du vent.
Il est toujours bon de te lire.